La bureaucratie n’est plus l’apanage de la fonction publique. Elle se loge partout jusque dans nos poches où traînent de parfaits outils bureaucratiques: les smartphones.
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La bureaucratie n’est en rien le privilège de l’administration publique. Elle caractérise maintenant tout autant le secteur privé. Et pire, elle envahit notre vie quotidienne.
Du côté de la sphère publique, l’administré déplore l’inflation normative et le bavardage législatif. Lois et codes s’évaluent à leur poids. Du côté de la sphère privée, le client déplore les tracasseries qui se multiplient. Il en va de la vie en entreprise, enserrée dans d’innombrables et improbables processus. Il en va des relations sociales et commerciales, domaines où les tracasseries passent par une paperasserie désormais digitale. On signe, électroniquement, de multiples déclarations et contrats pour les banques, les assurances, les sites en ligne, les opérateurs téléphoniques. La bureaucratie ne se cantonne plus aux grandes organisations. Supposé plus fluide et plus agile, le monde des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple, etc.) comme celui des start-up, ne lui échappe pas. Ces institutions alimentent à jet continu le déluge de procédures dans lequel l’individu moderne évolue.
Métamorphoses de la bureaucratie
Concrètement? Nous passons des heures chaque mois accrochés au clavier et pendus au téléphone pour effectuer des démarches, faire avancer des dossiers, nous plaindre. En face de nous, moins de guichetiers, plus ou moins avenants; davantage d’algorithmes. Et peut-être, en somme, toujours autant d’attente. Certes, toutes les administrations, publiques ou privées, ne sont pas logées à la même enseigne bureaucratique. Le fisc, par exemple, est maintenant connu pour répondre rapidement et efficacement. Du côté des entreprises, les fournisseurs d’accès à internet savent faire rêver mais, en général, dépannent mal.
Mutations du capitalisme et révolution numérique affaibliraient la bureaucratie. Mais observer l’effacement relatif de quelques mastodontes et l’émergence de nouvelles relations de travail comme de nouvelles relations de service, ne doit pas masquer les métamorphoses de la bureaucratie.
La bureaucratie ne fonctionne plus sur le mode du grand Big brother avec ses nombreux agents impersonnels. Elle s’appuie sur la multitude des little brothers, que nous sommes tous devenus.
Celle-ci, dans une économie tertiaire, ne s’incarne plus forcément dans les petits chefs de bureaux tatillons. Le bureaucrate de guichet était redouté pour son pouvoir discrétionnaire. Il pouvait décider, orienter, accélérer. Aujourd’hui, ses principales activités consistent à renseigner des fichiers et enregistrer des récriminations. La bureaucratie ne s’est pas diluée avec la digitalisation et l’accélération du monde. Elle se repositionne dans les rouages et les nuages (le cloud computing) des systèmes d’information. Elle ne fonctionne plus sur le mode du grand Big brother avec ses nombreux agents impersonnels. Elle s’appuie sur la multitude des little brothers, que nous sommes tous devenus. La bureaucratie a largement migré de la relation collective impersonnelle à la relation personnalisée.
Bien entendu, la bonne vieille bureaucratie perdure. En attestent les files d’attente des services sociaux, même si ceux-ci investissent pour se transformer, comme l’ont en partie réussi les bureaux de Poste. Mais la bureaucratie ne loge plus uniquement dans les grosses organisations. Elle est surtout dans notre poche.
La vie numérique: une bureaucratie
Le smartphone a changé nos existences. En les rendant d’abord dépendantes de ces petites machines. Il en va de l’appel téléphonique, du message électronique, ou du tweet dont il faut naturellement prendre connaissance instantanément. Les deux mondes du travail et de la sphère privée sont chacun pénétrés de nouvelles obligations et tentations. Au travail, on correspond de façon privée et on surfe une large partie de la journée, même pendant les réunions dites de travail. Chez soi, on répond à ses courriers professionnels. Le télétravail, qui a de nombreuses vertus, a cet effet étrange de faire pénétrer la bureaucratie à domicile. La bureaucratie hors des bureaux. Plus globalement, la summa divisio du droit du travail, entre espace privé et espace de travail, a éclaté. Avec de nouvelles formes de subordination et de contrôle permanents, GPS aidant, même pour les métiers censés être les plus libres et mobiles. Des routiers aux taxis en passant par les livreurs de pizza, pour ne rien dire des centres d’appel ou des grandes plateformes logistiques, tout est sous algorithme afin d’évaluer à l’instant près la conformité et la productivité. Comme le note le professeur Jean-Emmanuel Ray, ce dont Taylor et Ford ont rêvé, les GAFA et consorts sont en train de le réaliser.
Le management s’est longtemps voulu une science anti-bureaucratie. Une quasi-théologie de la libération contre les imperfections bureaucratiques. C’est pourtant dans le monde de l’entreprise que la bureaucratie prend de plus en plus le dessus. Dans Lost in management (Le Seuil 2011), le sociologue François Dupuy analyse le renouveau de la coercition et des sujétions dans des communautés où règnent indicateurs, obligations de reporting et réunionite.La vie dans un monde numérique serait, selon ses prophètes, plus «smart» (au double sens d’intelligente et d’élégante). Elle apparaît embrouillées d’obligations incessantes (répondre à ses courriers électroniques), d’intrusions permanentes (au téléphone comme sur toutes les boîtes aux lettres) et de coutumes aussi obligées qu’inutiles (la production de rapports d’activité jamais ouverts).
Compliquer pour régner
La bureaucratie présente un intérêt majeur: elle assure emploi, rémunération et pouvoir à un nombre incalculable de personnes
Le problème essentiel de toute bureaucratie, matérialisée par ses agents ou bien dématérialisée sur des sites internet, tient de la déshumanisation qu’elle entretient. Elle présente pourtant un intérêt majeur: elle assure emploi, rémunération et pouvoir à un nombre incalculable de personnes. Toute une industrie produit de la bureaucratie au sein des entreprises et pour les entreprises. Toute une partie de cette industrie évalue, propose, réforme afin de réduire ce qui est inutile et augmenter l’efficacité générale. Une idée à la mode est de dépasser les organisations dites «en silo» et de tout faire pour coordonner. Des instances de coordination naissent donc pour coordonner. Assez naturellement, il faut des instances supérieures, des comités de pilotage ou de projet, pour coordonner ces instances de coordination.
L’économiste Jacques Bichot (Le labyrinthe. Compliquer pour régner, Les Belles Lettres, 2015) expose une théorie: la complication bureaucratique permet aux bureaucrates (publics ou privés) de bien vivre, aux dépens de ceux qu’ils doivent servir. Volonté de pouvoir des dirigeants et désir d’exister des techniciens se renforcent pour produire plus d’obligations que nécessaire. Bichot dépeint ce qu’il baptise la «minocratie»: le gouvernement par la dissimulation et la complication. La devise de cette minocratie n’est pas «diviser pour régner» mais «compliquer pour régner». Hauts fonctionnaires acrobates de la norme et managers formés dans les meilleures business school inventent de nouvelles procédures intrusives, auxquelles nous nous plions de plus ou moins bonne grâce.
Les gémissements contre la traditionnelle bureaucratie publique se doublent de récriminations contre de nouvelles formes bureaucratiques privées dans un monde supposé plus réactif. Comment s’en sortir? Sans recette miracle, un principe peut aider. Celui de la simplification. Or il est très compliqué de simplifier. Notamment parce que simplifier c’est s’attaquer à l’industrie florissante de la complexification. Sachant donc qu’il est aisé de compliquer progressivement et coûteux de simplifier drastiquement, il faut bien du courage pour faire plus qu’annoncer un «choc de simplification» et vraiment le réaliser.
Il ne faut certainement pas en attendre un monde totalement débureaucratisé. Mais on peut espérer une digestion heureuse de la révolution numérique, par intégration de la complexité dans les guichets et les systèmes d’information, et externalisation de la simplicité dans la relation de service aux clients et aux usagers. Il n’y a probablement rien de plus impérieux mais aussi de plus périlleux que de simplifier les organisations pour simplifier la vie des gens.